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Conte à la une

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Le figuier de Corbiac

Auteur :

Berthoux F.

Temps de lecture estimé :
10 min

Proposé par :

Franck

5 juin 2021
Le :

Le figuier de Corbiac
D’après un imaginaire historique

Au mois de mars 732, une partie des troupes du wali Abd al-Rahmãn, le gouverneur d’Espagne, se regroupe dans la vallée de la Castellane, au-dessus de Prades. Ordre lui est donné de franchir le col de Jau et de rejoindre Carcassonne. Le wali veut pénétrer en Aquitaine et monter sur Poitiers pour piller la basilique Saint-Martin de Tours aux richesses si tentantes.
Avant d’entreprendre cette longue marche, les Sarrasins se reposent. Allongés au bord de la rivière, trois soldats discutent. Ils ont dans leurs bagages, des objets pillés au cours de leur dernière bataille : ciboires, calices et ostensoirs en or, et, chose étrange, une Vierge à l’enfant en bois, statue simple et sans valeur marchande. Tout cela a été volé, naguère, dans une chapelle de Narbonne.
Ce butin est trop lourd à porter, et la route est longue et dangereuse. Les trois hommes décident d’enterrer leur prise. Ils la récupéreront au retour. Discrètement ils cherchent un endroit sûr et facilement repérable ; il s’agit de pouvoir le retrouver.
Ils finissent par choisir un arbre, un petit figuier qui se trouve exactement à cent pas de la rivière. Ils creusent, enterrent le trésor et, ni vu ni connu, la rapine est à l’abri.
Le lendemain, la troupe se met en route, rejoint le reste de l’armée au sud de Bordeaux et s’élance vers Poitiers. Le 25 octobre 732, les troupes arabes trouvent sur leur route un certain Charles Martel et les Francs qui, « immobiles comme un mur » selon les dires d’un contemporain, lancent leurs redoutables francisques qui s’écrasent sur les crânes et les corps des assaillants. Résultat : beaucoup de morts chez les Maures dont leur chef, Abd al-Rahmãn et deux de mes trois petits soldats au trésor enfoui quelque part dans le Conflent.
Après la défaite, le survivant du trio, nommé al-Imi, retourna au pied de l’arbre, déterra le butin caché et rentra chez lui sans demander son reste. Notre fuyard, décidé à rentrer au pays, ne voulut pas s’encombrer de marchandise inutile. Il laissa donc, au fond du trou, qu’il ne prit même pas la peine de reboucher, la statue simple et sans valeur de la Vierge à l’enfant.
Le temps et les intempéries passèrent. Peu à peu, le trou se combla. La statue fut à nouveau ensevelie. Le figuier grandit et donna, deux fois l’an, des figues savoureuses.
En 992, arrive à Prades un nouvel evêque, Flédéric
Teisseyre. Il a une hantise : l’an mille qui s’en vient avec ses peurs de fin du monde et ses antéchrists annoncés. Il est investi d’un grand projet : construire des lieux de culte en nombre pour contrecarrer les plans diaboliques de Satan ; il veut « revêtir la région d’un blanc manteau d’églises ».
Au Moyen-Âge, les superstitions vont bon train. L’une d’elles dit que les figuiers sont des bouches de la géhenne. Le Diable et ses diablotins y entrent et sortent à l’envi. S’endormir sous un figuier peut vous mener droit en enfer. Un dimanche d’avril 993, notre évêque, ivre de printemps sans doute, monte en chaire et exhorte les hommes à faire leur devoir de chrétiens :
- Rasons ces arbres de Belzébuth, antres du serpent qui fit succomber Ève et condamna Adam au travail forcé. Rasons tous les figuiers de notre belle région. Sous des dehors aimables avec leurs fruits sucrés, ils ne sont qu’instruments du mal et de la damnation. Méfions-nous des figues, mes frères, ce sont des fruits hypocrites et fourbes. Il faut raser, mes frères. Pour la gloire de Dieu Tout-Puissant, rasons, mes frères, rasons !
Sans doute voulait-il dire « Rasez », car lui ne quitta nullement son évêché pour abattre quelque arbre que ce fût. Mais un pauvre bougre crédule voulut s’attaquer au figuier de la vallée de la Castellane. Bien lui en prit ! Un dimanche matin, après l’office, la hache sur l’épaule, il s’en va accomplir son devoir de croyant. Après deux heures de marche, il arrive au pied de l’arbre. Mais avant qu’il ait pu faire quoi que ce soit, un méchant éclair le pulvérise, ne laissant que sa hache et ses chausses. Un éclair dans un ciel
bleu ? On eut peur. On chuchota au sortir de la messe, dans les veillées, en écossant les petits pois, au lavoir… On se dit à voix basse que l’évêque n’avait qu’à aller couper ses figuiers lui-même. Que combattre le mal est affaire de tonsuré, pas de paysan. Que Dieu est bien assez grand pour se défendre tout seul. Et on laissa le figuier tranquille d’autant plus facilement que nulle âme ne vivait à proximité.

En 1005, une bulle du pape Sergius IV autorisa une demi-douzaine de familles de bergers à venir s’établir au lieu-dit lo Pontarro, familles qui fondèrent le premier village de Mosset, appelé, à l’époque villa de Mosseto.
Deux jeunes bergers prirent rapidement l’habitude (et l’on sait qu’à cette époque, l’habitude devient droit) de mener paître leurs bêtes dans un grand champ, près de la rivière, où trônait un magnifique figuier. Au premier printemps passé dans leur nouveau domaine, ils remarquèrent un corbeau, qui, chaque jour à la même heure, venait manger une figue-fleur. Dans un premier temps, de loin, ils s’amusèrent à le chasser. Je dis de loin car, superstitieux, ils n’osèrent pas ’approcher. Puis ils se lassèrent. Au bout de quelques jours, l’oiseau ne revint plus. Ils pensaient l’avoir fait fuir définitivement.
Mais à l’automne, le corbeau revint, chaque jour, à la même heure, manger sa figue. Du moins le croyaient-ils. Car intrigués par ce manège, nos deux jeunes gens s’approchèrent, tremblants mais curieux. Ils furent stupéfaits de voir que l’oiseau ne mangeait pas les figues, mais les cueillait et les laissait tomber toujours au même endroit.

Le dimanche suivant, en allant à la messe à Catllar, ils racontèrent leur découverte au curé de la paroisse. Ce curé était un despenja figues, c’est-à-dire qu’il était si grand qu’il pouvait attraper les figues sans échelle, ni monter à l’arbre.
Ça tombait bien.
En bon saint Thomas qu’il était, celui-ci proposa de les accompagner pour se rendre compte de visu. Cela se passa exactement comme disaient les enfants.

Creusons, dit-il aux enfants, nous trouverons peut-être quelque chose. Qui sait, un trésor ?
Et ils creusèrent. Pas bien longtemps, car ils trouvèrent rapidement la statue. On fit des recherches pour connaître son origine et l’on finit par découvrir qu’elle venait d’une chapelle, détruite en 759 quand Pépin le Bref s’empara de la Septimanie, après avoir massacré la garnison
arabe de Narbonne.

Elle était comme neuve, dira plus tard le curé, comme si on l’avait enterrée hier. C’est un vrai miracle.
On n’en avait pas fini avec les miracles.
Le curé l’emporta et l’exposa en bonne place sur l’autel de la vieille chapelle de Notre Dame de Riquier. Le lendemain, plus de statue ! Elle avait disparu. Elle n’était pas loin, on la retrouva bien vite dans l’enfourchure du figuier de Pontarro. Le curé averti vint la rechercher pour l’emmener, cette fois-ci, dans une église de Narbonne, son pays d’origine.
Il n’était pas encore revenu de ce voyage (de Catllar à Narbonne, il fallait bien une semaine pour faire l’aller- retour), que la statue avait déjà retrouvé son autel rustique dans les branches du figuier.
Quelques jours plus tard, les deux bergers étonnés de revoir le corbeau faire son manège avec les figues, s’approchèrent, craintifs, et retrouvèrent l’objet sacré rayonnant à la même place.

Interprétant la volonté divine, les familles de Mosseto et toutes les bonnes âmes des environs firent bâtir, à côté de l’arbre protecteur, une chapelle appelée Notre Dame de Corbiach, à cause de corvus qui veut dire corbeau en latin.
En 1062, le chevalier Béranger de Corbiac fit construire, au même endroit, un monastère qui prospéra jusqu’à la Révolution Française, époque à laquelle il fut abandonné et désaffecté. Dans ces années troubles, les paysans des environs récupérèrent les pierres pour construire leur maison. Parmi eux, il en est un qui, un hiver un peu plus rigoureux que les autres, abattit le figuier pour se chauffer. L’imbécile fut enfumé et mourut asphyxié, dans son lit, par l’odeur âcre que dégageait le bois.
À la fin du XII siècle, le village de Mosset se développa un peu plus loin, sur un promontoire plus défendable, à l’emplacement où il se trouve à l’heure actuelle.
Aujourd’hui, le monastère de Corbiac est la propriété d’un couple d’Anglais qui le restaure. Et sur le toit de la tour de ce vieux monastère, comme pour dire « Je suis tou-jours là », un petit figuier brave le temps. Il n’est pas bien gros, mais il est là depuis longtemps puisqu’on en trouve trace dans les écrits des métayers, en 1 842.
Peut-être un jour visiterons-nous ce patrimoine de notre pays que nous avons laissé échapper ? Peut-être un jour pourrons-nous voir, comme le raconte Jacques Rufandis, les corbeaux peints sur les murs des chambres. Il faut vous dire que les chevaliers de Corbiac avaient comme armes la croix patriarcale avec un corbeau de chaque côté.
Mais, me direz-vous, qu’est devenue la statue de la Vierge ? Pendant des siècles, elle fut vénérée d’abord dans la chapelle, ensuite dans le monastère. Pendant la révolution, une certaine dame Mori lui évita d’être brûlée par les soldats de la République. Avec le caporal chargé de la détruire, elle négocia, dit-on, une nuit de plaisir charnel en échange de la statue, laquelle réapparut, quelques années plus tard, dans le monastère devenu propriété privée de la famille Rufandis. Le grand-père de Jacques, alors propriétaire de Corbiac, fit porter la Vierge primitive à l’église de Mosset, où elle se trouve encore.

Ceci étant dit, je peux vous affirmer que les figues de cette région sont excellentes. Il fallait vraiment être dérangé pour voir dans ces merveilles de la nature un instrument du démon au service du mal.

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