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Le barbier de l'empereur

Kessel J.

Le barbier de l'empereur
Un conte de J. Kessel
publié le 4 janvier 1922 dans L'impartial, journal quotidien

Tsé-Kiang était un grand empereur. Il régnait sur la Chine entière. Les harmonies, les parfums, les temples éclatants et les temples sombres, les yeux langoureux des femmes, le troupeau de ses sujets, riches, misérables ou lettrés, disaient dans la lumière et dans l'ombre douce la louange du Seigneur. Chaque jour, le maître des festins renouvelait pour lui les trois cents plats qui figuraient à sa table, les musiciens délicats inventaient des chansons que son oreille divine n'avait jamais entendues et ses femmes préférées étudiaient, dans les livres secrets du désir, les voluptés les plus tenaces. Mais, depuis son enfance, Tsé-Kiang avait connu ces plaisirs. Il s'en lassa. Les mélodies imprévues lui semblaient des bourdonnements fades, les plats les plus ouvragés des mets insipides et lorsqu'il pensait à son lit d'or qu'embrasait la gueule pourpre des dragons familiers, il lui apparaissait comme un lieu de fatigue sans délices. Il entreprit de vastes guerres. Il rasa des murs et saccagea des villes. Les flammes en montaient comme de gigantesques fleurs, mais elles étaient trop faibles pour dévorer son ennui. Ilse fit lire les œuvres des sages. Il y trouva beaucoup de conseils et peu d'agrément. Et des images funèbres le visitèrent. Lentement, le désir de la mort vint à Tsé-Kiang, mais il n'avait pas le courage d 'y gouter lui même.
Chaque matin, alors que île soleil frappait obliquement les toits retroussés de la ville interdite et semblait en faire monter la poussière d'or qui voletait dans les rues, les eunuques et les chambellans introduisaient dans la chambre auguste Lang-Fou, le barbier de l'empereur. C'était un vieil homme aux yeux doux et fanés. Ses mouvements avaient une sûreté minutieuse. Il courbait son front jusqu'à terre et sa natte grise effleurait les pieds de Tsé-Kiang. Puis il se tournait vers un aide qui portait les rasoirs consacrés et suppliait l'empereur de désigner celui qui toucherait à sa face auguste. Il y en avait dont la poignée était en ambre roux, en nacre écumeuse, en jade profond, tel une vague glauque, et d'autres poudrés de turquoises, couverts de rubis comme d'une rouille ardente, entaillés de meurtrissures d'or. Il y en avait un aussi qui s'incrustait simplement dans un morceau de bois nu.et, tandis que les rasoirs précieux semblaient des jouets magnifiques, celui-là était menaçant et fier comme une belle arme. Jamais les yeux las de l'empereur n'y avaient prêté attention ; il le choisit un jour où la vie lui paraissait vile et flagorneuse comme un chien de palais. Et tandis que la lame ferme et hardie frôlait à peine ses joues, Tsé-Kiang pensa qu'il suffisait d'un geste du barbier pour le délivrer de sa vie misérable. Il chassa les chambellans, les eunuques, les aides et, resté seul avec Lang-Fou, lui dit :
- Barbier, j'ai décidé de mourir et je t'ai choisi pour cela. Lang-Fou était tombé à genoux et l'empereur ajouta, avec une nonchalance plus impérieuse qu'un ordre :
- Avant que la nouvelle lune se montre, le jour que tu voudras, sans me prévenir, tu trancheras ma gorge.
Le vieillard tremblait de la nuque aux orteils. Il ouvrit la bouche pour une protestation, mais, sous le regard implacable de Tsé-Kiang, il écrasa son front contre le plancher et murmura :
- Le désir du Fils du Ciel sera satisfait. Puis il essuya lentement son rasoir dont le fil resplendit, trempé de lumière, et sortit à reculons, les yeux impassibles. Une satisfaction sereine emplissait Tsé-Kiang. Il était si habitué à trouver partout la soumission qu'il ne doutait point de la fidélité du vieux serviteur à suivre son ordre. Le destin de l'empereur était, dès maintenant, inscrit au livre des Heures. Le soleil lui parut soudain plus éclatant et il se mit à suivre avec amour ses j eux divins sur l'or et les pierres répandus en sa chambre. Et la journée coula, mélodieuse, facile. Le lendemain, comme à l'accoutumée, Lang-Fou vint le raser. Tsé-Kiang était sûr que le barbier n'exécuterait point sur-le-champ sa mission. Pourtant, il suivit les mouvements de sa main avec une sollicitude qu'il tâchait de réprimer. Durant une semaine, la cérémonie qui prenait pour l'empereur un sens funéraire, se renouvela paisiblement.
Mais, à mesure que les j ours fuyaient, Tsé-Kiang sentait se glacer davantage, chaque matin, le souffle de la mort qui le guettait. Il cherchait à lire sur la figure du vieillard sa destinée. Mais ses traits étaient immobiles et ses prunelles vides. Et les choses devinrent très chères à l'empereur, les hommes très amis, les sourires féminins très douloureux. Une immense tendresse le. pénétrait tout entier et, parfois, il se surprenait à soupirer languissamment. Il n'aimait plus voir l'ombre tuer peu à peu la lumière et faire de sa ville un abîme profond et sonore sur lequel pleurait la lune. Les heures étaient embaumées comme des fruits magnifiques, lourdes d'inexprimable s douceurs. Mais lui. dès que l'aube faisait luire vaguement les yeux frigides des dragons écarlates, il sentait une main avide posée sur sa poitrine, il éveillait sa compagne de nuit endormie tout près , mais elle ne parvenait point à chasser l'angoisse. L'oreille tendue et le cœur oppressé, l'empereur attendait la venue du barbier.
Un matin, Lang-Fou pesa légèrement sur la gorge de Tsé-Kiang et sembla vouloir enfoncer la lame. L'empereur, raidi, faillit crier : « Arrête ! ». Déjà le rasoir glissait dans sa course rapide, légère. Mais la sensation de cette minute ne quitta plus Tsé-Kiang. Quand le barbier se retira, balayant le sol de sa natte, l'empereur eut un soupir de délivrance. La vie lui parut ardente comme un chant de guerre et suave comme une plainte du vent sur un lac semé de lotus. II aspira l'air avec ardeur, se dressa plus triomphant qu'après une victoire. Et il ne voulut plus mourir. Alors, pour épargner à sa personne divine l'affront d'un contre-ordre, il fit décapiter Lang-Fou, le fidèle barbier.

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