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Pourquoi les corbeaux sont ils noirs de Laurence

Bart L.

Pourquoi les corbeaux sont-ils noirs ?

En ce temps-là les pierres n’avaient pas de couleur, les plantes n’avaient pas de couleur, les animaux n’avaient pas de couleur, les humains non plus, tous étaient transparents. Seul le ciel était bleu, l’eau verte, le feu rouge et la terre brune. En ce temps-là vivre c’était renifler, écouter et toucher. En ce temps-là on ne se posait pas la question du vrai, du beau et du bon, on ne savait pas qu’on vivait. En ce temps-là on se trompait d’enfant, de parent, de conjoint et de chien. En ce temps-là, les chiens avaient un énorme avantage sur les humains pour s’y retrouver.
On aurait pu vivre dans cette indifférenciation longtemps, longtemps, on aurait pu.
Mais toujours le désordre vient des poètes. Il s’en trouva un que la nostalgie d’un autre monde tenaillait comme s’il l’avait connu. Il peignait et dépeignait à s’en user les yeux le ciel, l’eau, le feu, la terre et leurs couleurs qu’il traduisait en textes exquis, en musiques envoutantes, en odeurs pénétrantes. Evidemment ses œuvres dérangeaient, on pressentait qu’une telle attention à la vibration des couleurs portait en elle une contestation de l’ordre des choses, un appel irrépressible et contagieux à l’inconnu insondable, que tout cela conduirait à des extrémités d’inconfort et d’aspiration.
On jeta le poète en prison.
Trop tard ! Des jeunes curieux, des amoureux attachés à leur amour, se tournèrent vers les artistes, les sommant de leur ouvrir le monde des perceptions. Oh, c’était une minorité, incomprise du gros de la société, au mieux ignorée, souvent moquée, diffamée et combattue. Il y eu des « couleuronnades », des expéditions punitives vouées à faire expier leur impudence à ceux qui prétendaient que les yeux humains pouvaient se déciller aux couleurs, et différencier ce qui avait été créé confus. On tua pour ça. Souvent en se trompant de personne. La paix ensommeillée en était troublée comme la surface lisse d’une eau sans fond.
Loin des tumultes, un peintre isolé, abîmé en contemplation, informé de rien, mu de lui-même, peignait toujours le même sujet : un corbeau sans couleur sur un ciel bleu. En fait il peignait, tableau après tableau, tous les bleus du ciel en laissant vide l’emplacement du corbeau. Depuis des années. Pourquoi un corbeau ? Il n’aurait su le dire. Un jour ce peintre mourut, la palette et le pinceau à la main. Il n’eut pas le temps de finir le mélange pour sa recherche d’un ciel assombri qui contrasterait avec le vide du corbeau. En s’affaissant, son pinceau chargé de noir heurta la toile à l’endroit laissé vide. C’est alors que porté par l’âme du peintre qui s’élevait, parce que le noir de ses plumes avait été mêlé de bleu ciel, de vert d’eau, de rouge feu et de couleur terre, le corbeau s’envola.
Il volait vivant, complet et libre.
Sous le vol du corbeau autour de la terre, les couleurs minérales, végétales, animales et humaines apparurent, s’animèrent et bouleversèrent le visage du monde. Les gens s’éveillaient d’un long sommeil et se découvraient pour leur bonheur et leur malheur. Sous le vol noir du corbeau, l’humanité se mit en marche, entre inconscience et éveil. Nous en sommes là.

Laurence Bart
Juin 2022

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