Au Comptoir des Contes
Une sélection de contes de mon répertoire et bien d'autres choses
Yunus Emre
Gougaud H.
Yunus Emre
Un homme avait décidé de chercher la vérité, la vérité sur sa vie, sur la vie.
Alors il était parti dans un désert, un endroit où personne ne va, si ce n’est parfois un berger, à la recherche d’un troupeau perdu, ou quelque bandit en fuite, ou les débris d’une armée poursuivie par les vainqueurs.
Et il avait marché, droit devant lui, sans savoir où il allait.
Et un jour il a rencontré Taptouk.
Taptouk avait d’abord été un guerrier. Il avait tué beaucoup d’hommes, et lui-même avait souvent été laissé pour mort. Un jour, après une bataille, il gisait là, dans son sang, et il a pensé que cette fois il allait mourir. Il s’est traîné vers un ruisseau, mais il n’avait même pas la force de boire. Et il a attendu la mort.
Ce n’est pas la mort qui est venue, mais une femme. Elle l’a emmené chez elle, l’a soigné, longtemps, des jours et des nuits, des nuits et des jours. Et elle a guéri presque toutes ses blessures, sauf une : un coup de sabre lui avait ouvert les deux yeux. Et ça, elle n’a pas pu le guérir. Taptouk était aveugle, jamais plus il ne pourrait faire la guerre.
Mais lui et la femme ont décidé de vivre ensemble. Sa femme le guidant, ils se sont mis à marcher.
Ils sont arrivés dans un désert montagneux, et là, sur une vaste colline balayée par le vent, ils ont senti l’immensité du monde, et ont décidé de vivre en ce lieu. Et ils ont construit une cabane.
Des gens ont appris qu’un homme et une femme vivaient là, en plein milieu du désert d’Anatolie. Ils sont venus, ont construit d’autres cabanes autour de celle de Taptouk. C’est ainsi que s’est établi, en plein désert, une sorte de monastère.
Et c’est là qu’un jour est arrivé Yunus Emre.
Il a demandé à Taptouk de l’instruire, de lui apprendre la vérité. Taptouk l’a regardé, longuement, comme s’il le voyait, et lui a dit : « Bien, reste. Pour commencer, tu vas balayer la cour, trois fois par jour. C’est tout ».
Et Yunus a balayé la cour. Trois fois par jour. Les autres moines priaient, s’instruisaient. Lui balayait la cour. Trois fois par jour. Personne ne lui parlait. Même pas Taptouk. Il ne lui disait jamais rien.
Alors Yunus chantait en balayant.
Il chantait des chants qu’il inventait, des petits chants, des « nefs », ce qui veut dire « souffles », tout ce qui lui venait dans la tête, et le cœur, et le vent emportait ses chants.
Au bout de cinq années.... il s’est demandé si Taptouk ne l’avait pas oublié. « Pourquoi ne me dit-il rien ? Peut-être veut-il m’apprendre quelque chose ? Peut-être la patience ? Alors il faut que je continue ».
Et Yunus a continué à balayer la cour trois fois par jour. À balayer et à chanter.
Au bout de cinq nouvelles années, rien ne s’était produit, alors il s’est dit : « Non, ça n’est pas juste. Pourquoi ne suis-je pas admis à son enseignement ? Mais peut-être veut-il m’apprendre quelque chose ? Peut-être à être humble ? Alors il faut que je continue. »
Et Yunus a continué à balayer, et à chanter, pour garder la joie dans son cœur.
Au bout de cinq autres années, il s’est dit : « Je suis venu ici pour apprendre la vérité, pas pour balayer. »
Alors il est parti, il a tout laissé là, il est parti sans rien, et il a marché droit devant lui.
Il était dans le désert, et n’avait rien à boire ni rien à manger. Il s’est dit qu’il allait mourir, mais qu’il valait mieux mourir en marchant. Il a continué à marcher.
Il a marché trois jours.
Au moment où il allait s’allonger à terre pour mourir.... il a vu … il a vu une tente.
C’était une grande tente, et les gens qui étaient devant l’ont aperçu, lui on fait signe de venir. Il est arrivé jusqu’à eux. Et c’était incroyable ! Ces gens buvaient des boissons fraîches, mangeaient des fruits succulents, des plats parfumés. Il n’en revenait pas. Il n’a rien demandé. Il a bu, il a mangé, il s’est reposé. Et après seulement, il a parlé.
« Mais ici, c’est le désert, comment pouvez-vous avoir tout ça ? Pourquoi êtes-vous installés là ? »
Et ces gens lui ont dit :
« Et bien, un jour nous passions par là, et soudain nous avons entendu un chant. Nous nous sommes arrêtés pour mieux écouter. Et voici que de l’eau s’est mise à couler au pied du rocher, des plantes à pousser, et des fruits à apparaître.
L’eau a coulé aussi longtemps que le chant s’est fait entendre. Alors nous sommes restés.
Et une deuxième fois, puis une troisième fois dans la même journée, le chant est revenu, et à chaque fois, l’eau s’est mise à couler. Des plantes sortaient du sol, fleurissaient, portaient des fruits.
Alors nous sommes restés dans ce lieu si extraordinaire, et nous vivons là depuis cinq ans.
Yunus a demandé : « Pouvez-vous m’apprendre ces chants ? »
Et ils ont chanté, Yunus a reconnu ses propres chants, ceux qu’il inventait et chantait en balayant trois fois par jour, et que le vent emportait.
Alors Yunus a remercié ces gens, et il est retourné, presque en courant, aussi vite qu’il pouvait, vers le monastère de Taptouk. Il est arrivé à la tombée de la nuit. La palissade qui entourait les habitations était fermée.
Il a frappé, appelé. La femme de Taptouk est venue.
« Puis-je entrer, revenir, reprendre ma place ?
- Je ne sais pas, a répondu la femme, Taptouk a été tellement peiné de votre départ. Il a dit :
« Comment lui, mon fils préféré, celui que j’ai aimé plus que tout autre, celui à qui j’ai donné le meilleur de moi-même, comment a-t-il pu partir ainsi ? »
et il en est terriblement malheureux. Écoutez, voilà ce que vous allez faire : vous allez vous coucher ici, dans la cour, et passer la nuit là. Demain matin, Taptouk viendra faire sa promenade à mon bras. Il cognera votre corps.
S’il dit : « Quel est ce corps à terre » vous saurez que c’est fini pour vous ici, vous devrez partir à jamais.
S’il dit : « N’est-ce pas là le corps de notre bon Yunus ? », alors vous pourrez rester. »
Le matin, Taptouk a fait sa promenade. Il a cogné un corps à terre. Et il a dit à sa femme : «N’est-ce pas là le corps de notre bon Yunus? »
Alors Yunus a repris son balais, et il a vécu là jusqu’au terme de sa vie.
Et pas un seul jour il n’a oublié de chanter.
Et quand son âme est partie avec le vent, tous ses chants sont partis aussi,
dans toutes les régions de l’Anatolie, et dans le monde entier.