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La danse macabre

Traditionnel

Grand, large d'épaules, un cou massif, une face carrée encadrée par une abondante crinière et un collier de barbe blonde, les yeux vifs écartés et mobiles abrités par de broussailleux sourcils, Bertrand de Grasse, Seigneur du Bar, avait de quoi impressionner. Il n'était pas sans rappeler le lion couronné qui figure sur son blason.
Homme jeune et vigoureux, il aimait le luxe et les plaisirs de la vie, la bonne chère et les fêtes.
Il aimait la guerre bien sûr, à défaut la chasse au loup ou au sanglier qu'il pratiquait à pied, armé seulement d'un épieu et d'une dague, cherchant le corps à corps avec la bête traquée par ses chiens.
Homme à femmes il n'avait pas renoncé au droit de cuissage, même s'il cultivait une certaine courtoisie vis à vis des femmes de son rang.
Depuis que Yolande, Reine de Provence, lui avait délégué ses prérogatives pour ses fiefs de Grasse, et de Vence, il avait laissé libre cours à son caractère autoritaire et passionné.
- Maintenant qu'il est gouverneur, quelles nouvelles taxes va-t-il nous imposer !
- Il s'est approprié les droits de passage sur le pont du Loup !
- Déjà qu'il déflore nos filles, le voila qu'il se mêle de la répartition de l'eau ! Dieu le punira !
Le château de Bar, était devenu le rendez-vous de toute la noblesse locale. Chaque occasion y était prétexte à fêtes et réceptions brillantes. Bon gré, mal gré, ses sujets devaient fournir en abondance les victuailles et le vin pour ces agapes et les plus jolies filles devaient se parer pour les services.
Lorsque la nuit était bien avancée et les esprits embués, les convives se lançaient dans des farandoles endiablées rythmées par les tambourins et le galoubets.
La brise de la nuit portait jusqu'aux chaumières massées au pied du château les fumets des viandes rôties et les bruits de la fête mêlés aux cris et aux rires des donzelles lutinées dans les couloirs et les chambres du château.
Toute la nuit, le prieur Malerati restait en prières pour protéger ses ouailles de la tentation de la luxure.
Au champ du coq, lorsque enfin la paix s'installait enfin avec le jour naissant, il sonnait à toute volées un angélus vengeur, rappelant à chacun ses devoirs de chrétien.
Bertrand, importuné par l'acharnement de l'homme d'église, le convoqua et lui déclara sans ménagement :
- Cesse de troubler le sommeil de mes invités, si tu ne veux pas encourir la bastonnade, ici le maître c'est moi !
L'autre maugréa des excuses et ne se le fit pas dire deux fois.
Le Carême approchait.
N'en ayant cure, le beau et fougueux Bertrand préparait déjà une grande soirée, en l'honneur de ses trois jeunes et jolies cousines, Bernadette d'Agoult, Isabelle de Cabris et Béatrice de Trans pour laquelle il avait un penchant particulier. Son beau regard noir où brillait pour Bertrand des perspectives gaies, tendres et moqueuses l'avait littéralement envouté.
Festoyer pour le Carême !
Pour le prieur, la provocation était à son comble !
Ce soir là, l'hôte du château se surpassa.
Les chambres et les salles, décorées de superbes tentures, chauffées par les nombreuses cheminées, furent parfumées abondamment aux essences rares de néroli, rose, jasmin et violettes, les senteurs favorites de ses cousines.
Ha ! Ce furent de plantureuses agapes.
Pièces de bœufs, moutons, agneaux et gibiers rôtissaient dans de vastes cheminées. Les truites du Cians fraichement péchées, les volailles grasses, en abondance précédaient les fruits confits, pates de coing et d'amandes, les poires au jus, dragées, le tout copieusement arrosé de vins liquoreux de La Gaude.
Un troubadour renommé rendait hommage à la beauté des dames et la vaillance de Bertrand. Des jongleurs, et équilibristes rivalisaient de talents pour distraire les convives.
Après le bal où les invités se déchaînèrent, enivrés de gaieté et de bon vin, la nuit se poursuivit en jeux galants où chacun pu s'adonner librement à la licence.
- Mes frères prions pour notre salut !
Rassemblant ses ouailles, le prieur les invitait à pénitence tandis que leur parvenaient du château les rumeurs de ces débordements.
Aux premières lueurs de l'aube, tout s'apaisa et, avec le silence retrouvé, chacun put enfin s'endormir.
Malgré l'interdiction qui lui avait été faite, le prieur exaspéré, sonna les matines avec plus de vigueur que jamais.
Hélas, certains des fêtards, comme frappés par une étrange malédiction, ne devaient plus se réveiller.
L'atmosphère confinée des chambres surchauffées, lourdement chargée d'essences aromatiques, les excès de liqueurs et de viandes avait entraîné trois d'entre eux dans un sommeil fatal. Certains y virent la main du diable.
Parmi les victimes, la douce et tendre Béatrice, aimée de Bertrand, restait désormais sans vie.
- Hors de mon château, je ne veux plus voir personne ! Qu'on me laisse seul !
Fou de douleur, le malheureux seigneur du Bar s'enfuit dans les gorges du Loup, pour invoquer la protection de Saint Arnoux. Dans ce lieu sauvage , en signe de repentir il fit élever une chapelle à l'entrée de la grotte où avait vécu le saint ermite.
Après cet épisode tragique, devenu un homme anéanti par le poids du chagrin et des regrets, Bertrand le taciturne, torturé à jamais par le souvenir de cette nuit de Carême, et l'image de sa chère cousine Béatrice, vécu solitaire, enfermé dans son château.
Ayant renoncé à sa charge de gouverneur, fuyant les hommes, il ne recevait aucune visite autre que celle du fidèle Malerati, devenu son confesseur.
Vingt cinq années s'écoulèrent ainsi austères et vides de sens pour Bertrand, quand des nuages porteur de mort assombrissent le ciel de Provence. La reine Yolande meurt d'une terrible maladie : la peste qui bientôt apparaît dans la région de Vence.
- Le mal noir , le mal noir, que dieu nous protège !
L'épidémie se répand rapidement frappant tous les foyers des villages du diocèse.
Ni les pieuses processions, ni les foyers allumés, ni Saint Lambert, et Saint Véran, ne purent freiner l'impitoyable fléau.
Transfiguré, Bertrand de Grasse s'exposera durant des semaines en soignant les malades et en enterrant les victimes. Sa folle témérité l'entraînera dans la mort.

Aujourd'hui, au delà des siècles, subsiste un témoignage troublant de l'existence tumultueuse du seigneur du Bar. Il s'agit d'un étrange tableau anonyme sur bois daté du XVième siècle, intitulé "La danse macabre" et exposé dans l'église Saint Jacques située sur la place de l'actuel village de Bar sur Loup.
On y voit des personnages, richement vêtus, engagés dans une farandole joyeuse, visés par des diables armés d'arcs. Plusieurs d'entre eux sont étendus au sol, atteints d'une flèche fatale. Leur âme sortant de leur bouche est aussitôt saisie par un diable pour être précipitée en enfer.

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