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Le Saint pâtre

Mistral F.

Le saint pâtre
Un pâtre des montagnes vint autrefois se louer dans un mas. Il avait vécu toute sa vie avec le troupeau et ne savait rien de la vie d'un chrétien. Son maître le dimanche l'envoya à l'église.
- Et que ferais-je maître à l'église ? Dit le pauvre simple d'esprit.
- A l'église on dit la messe. Tu l'écouteras comme les autres; comme ils feront tu feras et tu diras comme ils diront.
Le pâtre va à l'église. La messe était entamée et on en était au Confiteor. Le gavot rentre et au bruit de ses esclops, les gens agenouillés se retournent en disant "Mon Dieu, quelles savates !" Et puis, comme c'est l'usage, ils se frappent la poitrine en disant : "Mea culpa !"
Le pâtre s'agenouille , et, comme on lui avait dit de faire comme les autres, il se frappe la poitrine en disant :"Mea culpa, Mon Dieu ! Quelles savates !"
Tout le monde rit, comme vous pouvez le penser.
Quand nous sommes à Pâques, son maître, qui était un brave homme, l'envoie se confesser.
Le pâtre va à l'église avec son gros manteau; il entre au confessionnal, le prêtre lui dit :
- Tu sais ton Pater ?
- Non.
- Oh ! Misérable vie de pâtre ! Tu ne sais même pas ton Pater ?
- Oh ! Misérable vie de prêtre ! Répondit le pâtre. Sauriez -vous traire vous ? Allaiter les agneaux, mettre aux sonnailles des battants, enlever les gringuenaudes de la queue des brebis, qui est l'essentiel du métier ?
- Et que dis-tu le matin ? lui fit le prêtre. Que dis-tu quand tu te lèves si tu ne connais pas ton Pater ?
Et le pâtre répondit :
- Le matin, moi, j'attends que le soleil le lève et ensuite dès qu'il parait, je dis :
Ô beau soleil,ô saint soleil, que tu me réjouis !
Je vais te faire trois sauts !
Et je fais trois sauts dans la montagne.
- Allons ! dit le curé, certainement cet homme doit être niais.
Le soleil, à ce moment, jetait par la fenêtre, au travers de l'église, un long rai de lumière qui ressemblait à une barre. Et le prêtre dit au pâtre pour éprouver s'il était niais :
- Va poser ton manteau sur cette barre.
Et le pâtre, crédule, prend son manteau et le jette sur le rayon de lumière.
Le manteau resta suspendu.
Et le prêtre tomba aux genoux du saint pâtre, en disant :
- Pardonnez-moi et bénissez-moi , car vous êtes un saint homme et moi un pêcheur !
Frédéric Mistral, Almanac provençal, 1884

Le saint pâtre
(version originale en vers et en provençal)
C'était un pâtre: toute sa vie, il l'avait passée, sauvage, dans l'âpre Lubéron, en gardant son troupeau. Enfin, devers le cimetière sentant son corps de fer ployer, à l'ermite de Saint-Eucher il voulut se confesser comme c'était son devoir.
Seul, perdu dans la Valmasque, depuis ses premières Pâques, dans église ou chapelle, il n'était plus entré.; avaient fuient de sa mémoire même ses prières !... De sa cabane, il montât donc à l'ermitage, et devant l'ermite, jusqu'à terre, il se courba.
- De quoi vous accusez-vous mon frère, dit le chapelain.
- Hélas, répondit le vieillard, voici ce dont je m'accuse : une fois, dans mon troupeau, une bergeronnette, qui est un oiseau ami des bergers, voletait. Par malheur, je tuai avec un caillou la pauvre hochequeue!
- S'il ne le fait à dessein, cet homme doit être idiot pensa l'ermite. ET aussitôt, brisant la confession :
- Allez suspendre votre manteau à cette perche, lui dit-il en étudiant son visage, car je vais maintenant, mon frère, vous donner l'absolution.
La perche que le prêtre, afin de l'éprouver, était un rayon de soleil qui tombait obliquement dans la chapelle. De son manteau, le bon vieux pâtre se décharge, et, crédule en l'air le jette... Et le manteau resta, suspendu au rayon lisse !
- Homme de Dieu! S'écria l'ermite...
Et aussitôt de se précipiter aux genoux du saint pâtre, en pleurant à chaudes larmes :
- Moi, se peut-il que je vous absolve ? Ah ! que l'eau pleuve de mes yeux, et sur moi que votre main se meuve, car vous êtes, vous, un grand saint et moi un pécheur !

Frédéric Mistral, Tiré de Mireilho, 1859

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